Robert est toujours sur mes épaules et maintenant il ne fait plus seulement cabessica, il a entièrement passé sa tête au-dessus de la palissade.
- Au fond à gauche il y a un passage, dit Robert, baisses toi doucement René.
Je plie les jambes, Robert saute et hop ! Direction le bout de la palissade.
- Faites gaffe ça glisse !
- Mais qu’est-ce qu’ils ont fait de notre Mina ?
Le terrain est un peu apocalyptique, tout est gris blanc, sauf les ferrailles noires en forme de canes qui émergent des trous d’eau. Le passage d’engins pour faire les trous a tout saccagé, il n’y a guère de trace de verdure.
Nous nous dirigeons vers la source qui coule à gros bouillons, garder l’équilibre dans ce bourbier glaiseux n’est pas chose facile et plus souvent qu’à notre tour nous nous retrouvons sur les fesses.
- Bon, Marcel tu ramasses de la terre glaise et on se tire, Marcel….Mais il est ou ?
- Regardez, son bras qui dépasse du trou !
Marcel est tombé dans un des trous de fondation des piliers, heureusement il a pu s’agripper à une des ferrailles, nous nous précipitons pour le sortir de ce bourbier, il est enduit de la tête aux pieds d’un coulis d’argile.
Il est tout tremblant, pas de froid parce que le soleil est ressorti, mais il a eu très peur, seul il se serait certainement noyé, en quelque sorte nous lui avons sauvé la vie, nous sommes des héros quoi !
- Allez ouste à la petite source ! On va essayer de te faire une beauté, il faut te rincer et avec la chaleur tu seras vite sec.
- C’est quelle heure ? demande Marcel
- Sept heures, t’es pressé ?
- J’ai rendez-vous avec mes parents à huit heures, nous allons au Colisée voir « les vacances de monsieur Hulot »
Avec de vieux chiffons ramassés sur place et rincés dans la source nous lui refaisons une beauté.
- Voilà t’es beau comme un camion Latil dit Bernard.
- Dommage qu’on a pas de l’estropajo, on t’aurai briqué comme un sou neuf.
- Déjà me de lios l’estropajo c’est pour la vaisselle.
- Allez ouste on remonte au quartier !
- Et doucement parce que ça glisse !
- Purée tché on a même pas ramassé d’argile, s’inquiète Georges.
- Nous non, mais Marcel oui, c’est sur qu’il n’aura pas de rhumatismes, et dire qu’il y en a qui payent pour faire ça, tu te rends compte la chance que tu as, demain tu prends un billet la loterie algérienne.
Le ciel se plombe à nouveau comme si la pluie allait refaire son apparition, il est vingt heures et il fait presque nuit.
Nous venons d’arriver rue Elisée Reclus, nous sommes à hauteur de la boucherie chevaline, les parents de Marcel sont sur le seuil du numéro 11 et font de grands signes.
Marcel tape un sprint pour rejoindre ses parents et les voilà partis pour le cinéma.
Pendant deux jours aucunes nouvelles de Marcel, sa mère nous a fait savoir qu’il était puni et qu’il ne fallait plus qu’il joue avec des voyous comme nous.
Cette fois la sentence est très dure, car seul, Marcel aurait périt noyé, nous lui avons sauvé la vie, et nous sommes traités de voyous.
Les jours passent et nous sommes rarement au quartier car des qu’il se commet une « tonterilla », c’est nous qui sommes accusés.
Sauf aujourd’hui ou Georges allié à Bernard dispute une partie de « pitchac » contre Robert et moi.
Le pitchac s’est modernisé, autrefois composé de franges de papier glissées dans des pièces de monnaie trouées, il est maintenant formé de rondelles de chambre à air de roues de vélo, assemblées par une ficelle.
C’est un véritable jeu d’adresse et de jonglage avec les pieds, les genoux, les cuisses et la tête. Le pitchac ne doit jamais toucher terre, sinon l’on perd son tour.
Il faut marquer des buts à l’adversaire et donc le tir a un rôle primordial et la « javalette » vaut deux points.
Cette insidieuses javalette déroute l’adversaire, de l’intérieur du pied il faut tirer en passant derrière la jambe d’appui. L’adversaire s’attend à une nouvelle passe et la botte secrète, difficile à exécuter marque deux points.
Le tir direct est interdit, il faut jongler puis tirer.
Les javalettes de Georges sont meurtrières et Bernard fait des exploits sur tous mes tirs, lui d’habitude goal passoire, fait un sans faute et nous sommes entrain de ramasser la peignée du siècle.
Robert engage deux jongleries pied droit, il me passe le pitchac et au moment ou je tire une boule de papier descend du ciel, ce qui surprend Bernard et but enfin !
- C’est de la triche ! S’insurge Bernard, j’ai été gêné par la boule de papier !
- Comme si c’était de notre faute et si tu as été gêné c’est bien fait ! Ajoute Robert. Ça suffit la « tchamba » et puis c’est quoi ce « papelico » ?
- C’est l’écriture de Marcel assure Georges en défaisant la boule de papier. Écoutez ce qu’il nous raconte :
« Mes chers amis, je suis puni et je passe mes journées à faire des dictées, des problèmes, des rédactions, des traductions d’anglais et tout le toutim.
Quand nous sommes arrivés au cinéma les lumières commençaient à s’éteindre dans le cinoche il y faisait une chaleur d’enfer.
Les actualités françaises avec les danseuses, le train qui te vient dessus et le coq de Pathé journal pour commencer, un documentaire sur la fabrication du fromage qui durait, durait, durait : j’ai failli m’endormir, heureusement un dessin animé de Popeye le marin et sa copine Olive m’a réveillé.
Puis la lumière est revenu d’abord tout doucement, pendant les réclames d’Afrique Film et à la fin quand le petit noir dit « Afrique Film 13 rue Aubert Alger » en tournant les yeux, la lumière est revenue complètement et c’est là que ma maman a poussé un énorme cri qui a fini de me réveiller.
Tous les regards de la salle étaient tournés vers nous.
- Mon Dieu mon pauvre Marcel il est statufié ! hurlait ma mère
C’est vrai je ressemblais à une statue, la glaise avait complètement séché, j’avais l’impression d’être dans un moule.
- Regardes chérie, il bouge, dit-elle à mon père, vite, il faut l’amener à la clinique.
- Mon fils qu’est-ce qui t’arrive ! Viens vite viens.
On dérange tout le monde à chacun de mes pas des morceaux de glaise sèche tombe sur le sol.
On peut nous suivre à la trace, les gens commencent à rigoler, mon père est rouge de honte.
Arrivés dans le hall, maman met de la salive sur un mouchoir et me frotte la figure.
- Mais c’est de la boue, mais tu es plein de terre. Elle me secoue frénétiquement, la glaise se détache et jonche la moquette du cinéma.
Puis les « calbotes » commencent à pleuvoir, du Colisée jusqu’à la maison, heureusement que l’on habite pas loin.
Voilà, il ne faut pas en vouloir à mes parents, mais la peur et la « rachma » devant tout le monde….
En tout cas merci de m’avoir sauver la vie.
Et c’est signé Marcel.
Madame Rivier, fidèle à elle-même, est montée chez Marcel et a tout expliqué à ses parents.
Pour se faire pardonner de nous avoir traité de voyous sa maman nous a préparé une bonne agua limon et Marcel n’est plus puni.
Quand a nous La Mina c’est fini !
